Il la regarde, elle ne change pas.
Elle prépare sa liste de courses pour leur dîner. Ils seront tous là, bien sûr. Impossible de manquer une soirée chez eux, tout est toujours parfait, les plats, l’ambiance.
Elle se penche sur le papier pour vérifier qu’elle a tout noté. Elle est jolie dans sa nouvelle robe de velours, la couleur bleu va bien avec ses cheveux pâles et son teint clair. Elle est assise à la table de la cuisine, sur laquelle elle a posé les livres de recette. Elle se lève de temps à autre pour inspecter les placards bien rangés et nettoyés régulièrement par ses soins.
Elle est satisfaite de son menu et lui demande si il a des suggestions à faire. Il n’en a pas, il n’en a plus, elle se débrouille si bien sans lui.
« Je pars faire du vélo, je reviens toute à l’heure pour diner.
- D’accord, est-ce que tu peux acheter le pain au passage en rentrant ?
- Oui, bien sûr.
- Merci ! Bonne balade alors !
- Merci, à toute à l’heure. »
Il referme la porte de l’appartement, dévale les escaliers et remonte le col de son blouson. Il ne fera pas de vélo, il va seulement marcher, seul dans la rue, regarder les autres, imaginer leurs vies. Ses chaussures lui font encore mal, mais il n’a pas envie de rester à la maison. Il sait qu’elle va le solliciter ensuite pour du bricolage, puis lui demander de l’accompagner pour faire les courses. Tout l’ennuie à la maison, à moins de se plonger dans une revue ou un bon livre. Il n’a pas toujours été comme ça. Il se souvient lorsqu’il était petit, il aimait voir les copains, jouer au ballon des heures dans la cour, ou inventer des histoires pour animer les récréations.
L’ennui s’est peu à peu installé. Il n’en veut pas à Claire. Elle est idéale. Elle n’y est pour rien.
Une femme âgée traverse la rue avec crainte devant lui. Elle porte un cabas usé, plein de courses. Elle a choisi de sortir avant qu’il ne fasse nuit. Il se demande ce qu’elle a pu faire aujourd’hui. Nettoyer la salle de bains, regarder un feuilleton à la télévision puis un ou deux mots croisés, voire plus. Les mots croisés et la télévision comblent l’attente et empêchent de se souvenir des bons et moins bons souvenirs.
Il croise ensuite une mère de famille, qui tient par la main son petit garçon. Ils ne vont pas à la même allure et elle le soulève presque pour qu’il accélère. L’enfant se laisse faire de bonne grâce, trop occupé à lécher sa sucette de l’autre main. Sa soeur est de l’autre côté, elle boude un peu, traine les pieds. Elle est peut-être contrariée parce que sa maman n’a pas voulu s’arrêter devant la vitrine où il y avait une si belle robe. Maman est toujours pressée, pressée d’en finir avec ces années où les petits ne peuvent pas rester à la maison tout seuls, où elle peut tranquillement discuter avec les amies croisées dans la rue.
Il se retourne, et l’entend promettre la télévision à leur retour si ils sont encore sages.
Toutes ces promesses tenues.
Il marche dans la ville, sans but, sans savoir où il va.
Elle enfile son pardessus et ne résiste pas, se regarde dans le miroir et se demande si la couleur de l’écharpe convient. Tout est si agréable, les amis vont venir, elle se réjouit d’avance. Elle est excitée d’avoir trouvée une nouvelle recette, avec des ingrédients improbables, personne ne pourra les trouver. C’est si amusant de recevoir, installer la table, mettre de beaux vêtements, porter sa bague de fiançailles. En fait, elle la porte toujours depuis que Stéphane lui a offert il y a un an. Finies les bagues fantaisies. Et puis bientôt, il faudra faire place à l’alliance, enfin si tout va bien. Elle le trouve un peu grognon ces derniers temps, rien de tel qu’un petit tour de vélo pour reprendre pied … Elle éclate de rire et trouve son image encore plus jolie dans la glace. Elle tourne sur elle-même et attrape ses sacs de courses. Elle claque la porte, elle dévale en trombe l’escalier, reprend son souffle et s’arrête. Elle examine ses poches, son sac à main. Zut, elle a oublié ses clefs, elles sont restées à l’intérieur. Ce n’est pas si important, Stephane les aura sûrement prises de son côté.
« Tu sais que nous sommes invités par mes parents le week-end prochain ? Tu n’as rien de prévu ?
- Oui, je sais bien.
- Bon, c’est parfait.
- Ça va être cool d’être chez eux, pas de courses à faire, rien d’autre que boire, manger et dormir.
- Oui, c’est toujours comme ça avec eux.
- Je les aime bien tes parents, ils sont très gentils.
- Merci mon chou !
- Mais tu n’y es pour pas grand chose.
- Oui, ça me fait plaisir que tu dises ça.
- Je mets le couvert ?
- Oui, pour dix personnes, n’oublie pas de prendre les jolies serviettes de mon grand-oncle.
- D’accord »
Elle se regarde dans le miroir, elle a bien bu. Il est déjà au lit, il ronfle bruyamment, la nuit va être longue.
Le regard d’Hadrien sur elle, son sourire, lui ont donné un nouvel élan, elle se sent plus belle, plus désirable. Elle a aimé sa douceur, ses compliments. Il est si attentionné. Ce n’était que la troisième fois qu’ils se voyaient mais le plaisir d’être avec lui est plus que troublant. Ses fleurs étaient magnifiques, trop belles, trop grandes pour un simple dîner. Elle s’en rend compte. Comment se sont-ils connus déjà ? Ah oui, c’est un collègue sympa d’Amélie. Elle le voit de temps en temps. Et ils l’ont invité ce soir, comme une évidence. Elle est fière de montrer son appartement, comment elle l’a décoré avec des objets de récupération, sa patience pour agencer les bibelots avec les coussins. Elle aime son intérieur, cette harmonie sans luxe.
Ses mains sont belles, fines et fortes en même temps. Elle imagine ces doigts sur son visage, ses seins. Elle se retourne, Stéphane a ronflé très fort d’un coup, comme si il contestait ses pensées. La culpabilité de penser à Hadrien oscille avec le plaisir de plaire. Stéphane ne peut se rendre compte de rien, il est trop occupé avec ses soucis de travail. Il est difficile ces derniers temps. C’est comme ça, il va se reprendre.
Comment dormir avec toute cette excitation ? Le vin blanc est si puissant. Et le regard d’Hadrien aussi. Il est arrivé un peu en retard; il restait une place sur le petit coffre pour s’asseoir. Il paraissait si grand sur ce malheureux siège. Lorsqu’il l’a embrassée pour la saluer, elle a senti son parfum, inconnu, léger. Elle lui a pris son manteau, il était tout doux et souple, un très beau manteau de couleur verte, chiné très discrètement de rouge.
Il a ensuite ri et bu comme les autres, les écoutant raconter leurs histoires, approuvant et intervenant. Il était visiblement content de ces moments de bonne humeur car il l’a bien remerciée en partant. Toujours ces yeux rieurs et fascinants. Toujours fixés sur elle.
C’est toujours plaisant d’être regardée, même si cela la surprend encore. Pourquoi elle ? Ne se fait-elle pas des idées ? Et si les autres s’en rendaient compte ? Surtout Stéphane ! Elle se fait des illusions, c’est vraiment stupide.
« Tu as drôlement ronflé cette nuit,
- Ah, vraiment, je dirai que c’est plutôt toi, tu m’as réveillé à un moment.
- Je t’assure que je ne dormais pas encore que tu ronflais déjà …
- Bon, d’accord, passe moi le beurre s’il te plait !
- Tu veux faire quoi aujourd’hui ?
- Ben je ne sais pas, rien du tout peut-être …
- Et cette expo de photos, ça ne te tente pas ?
- Quelle expo ?
- L’expo dont nous avons parlé hier au soir …
- Ouh la la je ne me souviens pas.
- Tu devais être à la cuisine à ce moment-là, c’est une expo de photo de paparazzi des années soixante, leurs premières photos, ça doit être pas mal.
- Bon si tu veux.
- Super, je me prépare et on y va tout de suite ».
Voilà, c’est comme ça, pas de répit, il faut toujours remplir l’agenda, voir ce qu’il y a à voir, jamais de tranquillité.
« Oh zut, j’ai oublié, je dois finir de préparer une présentation importante pour le boulot demain, tu ne veux pas y aller seule ?
- Ah c’est bête.
- Oui, mais je n’ai vraiment pas le choix.
- Si tu le dis.
- Non, c’est pas drôle tu sais, je préfèrerais bien aller avec toi, je t’assure.
- Bon, excuse moi, je suis déçue, c’est tout.
- Tu me dis quand tu rentres et je te ferai un bon thé bien chaud.
- D’accord, bisous, à toute à l’heure.
- A toute à l’heure. »
Elle enfile son manteau, mets son bonnet et ses gants, puis claque la porte. Elle descend les marches, en cherchant son portable dans sa poche. Elle cherche le numéro d’Hadrien, hésite et range le portable en ayant un petit pincement au coeur. Pourquoi ne pas appeler après tout ? Il n’y a rien de mal à ça. Un message apparait à ce moment-là sur l’écran. Serait-ce Hadrien ? Non, c’est Stephane qui lui signale qu’elle a oublié ses clefs en partant.
Elle arrive dans la rue, et se demande si elle va aller à l’exposition. Cela lui parait loin maintenant et en même temps, elle a envie de marcher. Elle repère de loin la femme qui est toujours assise devant la boulangerie, la main tendue. C’est irritant d’être toujours rappelé à l’ordre. Elle a aussitôt honte de sa pensée et fouille dans sa poche à la recherche d’une petite pièce. Elle glisse un euro dans la main de la femme et passe son chemin, sans savoir où celui-ci va la conduire. Elle décide d’appeler Amélie pour voir ce qu’elle fait.
« Amélie ? c’est moi, Claire.
- Oui, bonjour Claire, tu vas bien ?
- Oui, ça va, je ne suis pas loin de chez toi et je me demandais ce que tu fais en ce moment.
- Oh pas grand chose, je range mon placard et fais du tri pour avoir plus de place, passe donc si tu veux.
- D’accord, j’arrive dans dix minutes à peu près.
- Stephane n’est pas avec toi ?
- Non, il doit travailler pour un truc important pour demain.
- Bon, ben raison de plus pour venir bavarder entre filles. »
Elle sonne à l’interphone et s’engouffre dans l’immeuble. Il est déjà tard, le soleil est presque couché. C’est l’heure du thé. Elle ne sait pas encore ce qu’elle va lui raconter. Elle espère qu’il aura bien avancé sa présentation pour avoir une soirée sympa à deux.
« Coucou, c’est moi ! tu as bien travaillé ?
- Oui, pas mal. C’était comment l’expo ?
- Ben finalement je n’y suis pas allée, je suis allée chez Amélie.
- Ah c’était cool alors.
- Oui, nous nous sommes bien amusées.
- Parfait. Bon, moi je n’ai pas fini alors comme je ne sais pas pour combien de temps encore je dois passer sur mon truc, j’y retourne. »
Amélie retire ses gants, son bonnet et son manteau. Elle a très envie de ressortir tout de suite. Peut-être qu’Hadrien est encore dans sa rue, qui sait ? Il l’a raccompagnée très gentiment. Elle lui a promis de le revoir bientôt. Elle sait qu’elle commet une erreur. Et si elle commettait sa première erreur ?