Publié le 24 Juin 2018
Il la regarde, elle ne change pas. Elle est toujours aussi mignonne et frêle. Ses cheveux sont coiffés de la même façon qu’il y a trente ans, il ne lui manque plus qu’une barrette dorée toute simple pour les tenir. De petites rides entourent ses yeux. La peau du visage est brune, un peu abimée par les longues séances de voile. Elle est petite et très musclée. Elle porte un ensemble en dentelles noires, incongru sur ce corps de jeune fille. Il ne comprend pas ce qu’elle fait avec une pareille tenue. Elle éclate de rire, sans doute est-elle gênée.
« Alors quoi ? Tu m’embrasses à pleine bouche devant nos amis ? Et là, on dirait une vierge effarouchée ?
- Laisse moi tranquille, je suis crevé.
- Crevé d’avoir trop bu ?
- Oui, ça doit être ça, et puis de ma semaine aussi.
- Tu n’as rien de mieux comme argument ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Tu pourrais quand même au moins me prendre dans tes bras et m’embrasser, non ?
- Ecoute, là je n’en ai pas envie, respecte moi s’il te plait.
- Respecte moi, respecte moi, mais c’est moi que tu dois respecter, non mais je rêve.
- Allez laisse moi, sinon je vais dormir dans la chambre d’amis.
- D’accord, va ronfler dans la chambre d’amis, ce sera mieux pour tout le monde ».
Il descend du lit confortable, soulagé d’en finir aussi vite, éteint la lumière de sa lampe de chevet, traverse la chambre et referme la porte. Il déteste la voir ainsi, si vulgaire.
Ces séances sont vraiment pénibles. Il y a eu un répit après la naissance de leur deuxième fils, il y a plus de vingt ans. Puis elle s’est réveillée, on ne sait comment. Pourtant tout fonctionnait à merveille, elle était parfaite. Elle exagère vraiment avec ses minauderies.
Espérons qu’elle ne le relancera plus pendant quelques semaines.
Il descend l’escalier, tout doucement, dans le noir de la nuit. Elle est bien capable de surgir, dans sa petite tenue, toutes lumières allumées et le spectacle pourrait alors régaler les voisins, toujours à l’affût du moindre scandale. Il va à la cuisine, allume l’interrupteur et cherche une petite douceur dans le tiroir où sont stockées les tablettes de chocolat. Il se ravise, il a bien assez mangé ce soir, sans compter tous les vins. Il faudra faire une bonne séance de vélo demain pour éliminer tout ça. Un tas de revues de cuisine trône sur la table, il décide de prendre la première, et l’emporte dans la chambre. Il va dans la salle de bains, trouve une brosse à dents qui pourrait être à lui et commence à se brosser les dents. Il se regarde dans le miroir et pense à Isabelle. Que pourrait-il lui apporter la prochaine fois qu’ils se verront ? Pas de lingerie fine, elle en a déjà assez. Des chocolats peut-être ? Elle aime tellement les chocolats … Il cherche son téléphone dans la poche de son pantalon. Il n’y est pas. Tant pis, il lui enverra un message demain à son réveil.
Il va se coucher, content de se trouver seul pour dormir.
Elle est dans le lit froid, surprise par la rapidité avec laquelle il est sorti de la chambre. Et s'il sortait aussi vite de sa vie ? Elle en a rêvé combien de fois, qu’il partait travailler sans jamais revenir, qu’il aurait peut-être un accident. Non, il ne faut pas exagérer quand même. Pourquoi se ridiculiser avec ces tenues affriolantes ? Qu’est-ce qui lui prend ? Elle se trouve moche maintenant, moche et stupide, il a raison au fond. Il a toujours raison et elle se rend compte qu’elle fait tout pour lui donner raison. Pourtant Christophe avait l’air de la trouver à son goût ce soir. Il est si gentil. Elle était bien à côté de lui à table. Il l’a fait rire avec ses histoires, son mort qui n’était pas mort, celui à qui il a fallu couper la jambe. Il est si drôle. Christophe sait bien danser aussi. C’était bon de se laisser guider avec son regard planté dans ses yeux. Toujours le sourire.
C’est dommage qu’elle n’ait pas épousé Christophe, il a l’air parfait. Mais au fond, son mari aussi donne une image parfaite aux autres, image qu’il cultive avec art. Elle ne comprend toujours pas ce qui s’est détraqué. Il était si gentil lui aussi avant de se marier.
Elle se retourne dans le lit, arrange les oreillers derrière sa tête et prend le livre posé sur la table de nuit. Il est déjà tard mais l’énervement est tel qu’il est préférable de lire. Lire a toujours été sa consolation, son oubli, son plaisir. Elle guette le bruit de Georges en bas. Que fait-il ?
Impossible d’oublier cette fin de soirée, il lui a demandé de rentrer en la prenant par le bras. Elle était très occupée à écouter les anecdotes de Christophe, elle riait aux éclats, il ne pouvait plus s’arrêter. Elle s’est retournée, surprise. Il lui a demandé de rentrer au plus vite, de saluer les autres et de revenir à la maison. Elle avait un peu bu, n’avait pas vu le temps passer. Elle était si contente de s’amuser. Georges était fatigué. Il lui a suggéré de revenir pour être enfin à deux. Elle l’a mal compris. Etre enfin à deux, pour quoi faire ? Il l’a embrassée dans le cou, sous l’oreille, comme il y a si longtemps, lui a susurré « A ton avis, pour quoi faire ? ». Elle était si détendue qu’elle a oublié de comprendre. Ils sont vite partis, il a conduit rapidement comme à son habitude. Il était pressé. Elle s’est vite rendue dans leur salle de bains, s’est démaquillée, s’est lavé les dents et a décidé de passer ce petit ensemble en soie fine qui attendait dans le tiroir de la commode depuis des semaines. L’occasion était là. Elle était si heureuse.
La sonnette retentit. Non, c’est impossible à cette heure. Elle sonne à nouveau. Que fait Georges ? Qui peut sonner à cette heure ? Elle dormait si bien. Elle enfile sa sortie de bains, et met ses chaussons. Elle a froid. C’est la nuit. Elle n’entend plus aucun bruit. A-t-elle rêvé ? Elle allume la lumière du couloir et descend l’escalier. Rien ne bouge, plus de sonnette. Elle est pétrifiée et curieuse à la fois. Il n’y a pas de lumière sous la porte de la chambre d’amis. Georges n’a rien entendu ? Elle commence à douter de ce qu’elle a pu entendre elle-même. Elle va jusqu’à la porte d’entrée et regarde sur l’écran de surveillance. Il est éteint. Il s’éteint beaucoup trop vite. Elle attend un peu sans bouger. Rien ne se passe. Elle a dû rêver. Elle est bien éveillée maintenant et la nuit n’est pas finie. Pas question de ruminer encore. Elle va ranger un peu la cuisine, tant pis si cela fait du bruit. Elle allume la lumière de la cuisine et s’assied à la table. Elle trouve que le tas de revues est toujours aussi gros, qu’il n’a rien à faire là. Ces revues sont feuilletées une fois à leur arrivée puis abandonnées les unes et les autres en un tas. Lorsque celui-ci est trop imposant, elle met tout l’ensemble dans un gros sac en plastique pour la déchetterie. Que disent toutes ces revues ? Comment réussir des bigorneaux à l’orange ? comment réussir la blanquette sans lait ? Comment réussir son mariage ? Elle a arrêté depuis bien longtemps tous ces articles destinés à endormir sa vie. Elle n’arrive pas à consacrer suffisamment d’attention à ces descriptions de plats, de destinations de voyage, elle est si impatiente de passer d’un sujet à l’autre. Elle s’en fiche surtout. Elle n’a pas besoin de recettes pour son mariage, elle a eu beau essayer de lire tous les ouvrages possibles sur le sujet, son cas est désespéré. Et elle se sent si coupable alors de ne pas réussir. Cela lui est venu très tôt ce petit refrain triste. Elle n’y arrive pas, elle n’est pas douée. Comment font les autres ?
Sa main classe machinalement les journaux et soudain, le portable de Georges glisse. Elle réussit à le rattraper avant la chute sur le carrelage. Il y a un message affiché. Elle s’interdit de regarder. Mais elle est joueuse.
« Tu fais quoi maintenant ? J’arrive ».
Quel drôle de message, signé Paulette. Non, Poulette. Ah c’est plus mignon que Paulette, la cousine de papa s’appelait Paulette et … Mais qui est cette Poulette ?
La sonnerie du réveil extirpe Jeanne de son sommeil. Elle est toute froissée encore quand elle se regarde dans le miroir. Son visage est inconnu, comme tous les matins. Elle ne se reconnait pas, qui est cette vieille peau, ce nez légèrement busqué ? Il n’était pas comme ça autrefois. Elle a envie de boire de l’eau ou du thé. Elle prend sa pilule et descend jusqu’à la cuisine. Elle se souvient du portable; son coeur bat plus vite. Elle ne veut pas en parler, elle attend de savoir quoi dire ou faire pour parler de quoi que ce soit. Elle veut observer d’abord. Pourtant elle n’est pas bonne menteuse, elle a remis le portable parmi les revues.
« Tu as fait du café ? » demande-t-il sans lui dire bonjour, ni l’embrasser. Elle est presque comme la bonne, à ceci près qu’il la tutoie. Elle doit avoir omis quelque chose dans leur relation. Comment en sont-ils arrivés là ?
Elle se retourne et sourit « Oui mon chéri, tu veux une tasse ? »
Il fait oui de la tête et regarde sur la table de la cuisine, puis commence à fouiller parmi les papiers à classer. Il regarde ensuite vers les revues et découvre assez vite son portable.
« Zut, je ne l’avais pas éteint. Heureusement qu’il n’a pas sonné cette nuit.
- Ah non, je ne l’ai pas entendu mais j’ai entendu la sonnette de la maison, pas toi ?
- Non, je n’ai rien entendu.
- ça a sonné deux fois, je suis descendue pour aller voir mais c’était trop tard, l’écran de contrôle du portail était déjà éteint.
- Ah bon ?
- Ben oui, tu sais, je t’ai déjà dit que cet écran s’éteint trop vite.
- Bon et alors ?
- Alors je suis restée un petit moment dans la cuisine avant de me recoucher.
- D’accord, très bien.
- D’accord, très bien, tu ne m’écoutes plus.
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Parce que ta réponse n’est pas adéquate, c’est tout.
- Bon, je vais prendre ma douche tout de suite. Moi, j’ai du travail. »
Il avale son café et disparait très vite. Elle est anéantie. Elle aussi a du travail. Elle ne gagne pas aussi bien sa vie, mais elle travaille quand même. S’occuper d’enfants handicapés n’est pas une occupation, bien loin de là.
Il siffle dans sa douche, tout content, et se dépêche car il vient de voir qu’elle a laissé un message, ou peut-être plusieurs.