Publié le 24 Mai 2018
Il le regarde, il ne change pas.
Il a toujours cette petite ride au milieu du front qui lui donne un air réfléchi, sérieux, qu’il aime tant. Sa voix grave l’emporte aussi, teintée d’un léger accent, rappel lointain de celui qui a bercé son enfance. Dès leur rencontre, il a été conquis par l’allure de cet homme mince, sportif, bien habillé, lui qui s’en fichait tellement …
« Tu sais, j’ai bien réfléchi, je vais te quitter.
- Ah bon ? qu’est-ce qui se passe ?
- Tu ne t’occupes plus autant de moi.
- Vraiment ?
- Oui, tu passes du temps à organiser des sorties pour ton groupe de randonnée. Tu ne penses pas à moi. Tu t’en fiches que je ne vienne pas avec vous.
- On ne quitte pas quelqu’un pour ça et tu peux venir si tu veux.
- Tu sais bien que je n’ai jamais aimé marcher. Tu sais bien que nous ne passons pas beaucoup de temps ensemble; en tous cas, j’ai besoin de passer plus de temps avec toi. Tu n’as peut-être pas besoin de me voir autant que moi j’en ai envie et c’est ça qui m’énerve. Tout ton temps libre que tu passes sans moi est du temps volé. Tu n’es déjà presque jamais disponible pour sortir en semaine alors sacrifier tous nos dimanche pour eux, c’est insupportable, vois-tu ».
Pablo est tout rouge maintenant. Il parle de plus en plus fort et son accent est plus prononcé encore. Sa bouche se tord en un sourire mauvais. Il n’est pas question de lâcher quoi que ce soit.
« Tu peux nous rejoindre ensuite pour le dîner.
- Voir les autres s’empiffrer n’a jamais été mon truc.
- Bon, tu n’es pas obligé mais quand même, moi, je ne renoncerai jamais à ces amis.
- Mais tu es bien d’accord pour renoncer à nous deux quand même.
- Je n’ai jamais dit ça ! tu ne vas pas te fâcher pour cela, nous en avons déjà parlé, il me semble ».
Pablo se redresse sur le canapé, comme prêt à bondir. Ses mains posées sur les genoux se crispent. La lumière déclinante annonce la fin de la journée. Pierre aimerait écouter un peu de musique, ou faire du piano, en attendant de diner tranquillement près du poêle. Rien de spécial n’est prévu mais un bon plat de pâtes pourrait faire l’affaire. Des pâtes avec du beurre de sauge, du jambon cru et du parmesan, celui qu’ils ont acheté chez le traiteur italien du coin de la rue. Ah oui, un bon plat de pâtes et la soirée s’annonce délicieuse.
« Et tu fais tout le temps du sport pendant ton temps libre, est-ce que tu te rends compte qu’il ne me reste plus rien ?
- Il faut bien que je fasse du sport car pour le coup, je serai gros.
- Tu es déjà trop gros.
- Je n’y peux rien si j’ai des repas d’affaire plusieurs fois par semaine.
- Non, mais tu n’es pas obligé de passer ta vie avec ton coach.
- Mais qu’est-ce qui te prend ?
- Je voudrais que tu fasses quelques efforts pour moi, c’est tout.
- Lesquels ?
- Ah je vois que tu m’écoutes bien. Je viens de te dire que tu sacrifies tous nos dimanche et tu oublies aussitôt. Tu ne penses qu’à toi. Je te dis aussi que tu ne me laisses que des miettes de ton temps libre et que tu devrais moins manger pour voir moins ton coach. C’est aussi simple que ça. Et je ne veux plus que tu ailles voir ton frère en Bretagne.
- J’y vais une fois par an, ce n’est pas dramatique. Accompagne moi la prochaine fois.
- Tu sais bien qu’ils me détestent. Je suis malade à l’idée de ce qu’ils peuvent bien dire de moi.
- Je n’écoute rien puisqu’ils ne me disent rien à ton propos.
- Alors là, j’ai du mal à te croire.
- Oui, ils font comme si tu n’existais pas et crois-moi, ce n’est pas du tout agréable. Mais je ne peux pas les forcer à t’aimer parce que tu ne peux pas supporter ma belle-soeur. »
Il soupire et regarde Pablo qui s’est arrêté de parler. Il a son sac tout prêt. Il l’attrape rageusement et part en claquant la porte.
Pablo s’engouffre dans le métro. Il fait chaud, les gens se serrent les uns contre les autres, les odeurs se mêlent. Il pose son sac, regarde au loin, soulagé d’avoir pu partir. Pierre est toujours si conciliant que c’est impossible de se disputer et surtout, de lui faire comprendre qu’il est justement trop gentil. Or la vie ce n’est pas ça. Il doit se battre à ses côtés pour organiser leur vie à deux. Pourquoi continuer à voir cette famille si pénible, qui les juge ? Il ne tolère pas les écarts d’humeur de la belle-soeur, toujours charmeuse avec Pierre, il l’a remarqué. Pierre ne voit rien, bien évidemment, il ne voit jamais grand chose. Pablo n’a rien à leur dire du reste. Ils ne sont pas disponibles pour s’intéresser à lui, ses problèmes avec ses collègues de travail par exemple. Ils n’ont rien à se dire, c’est tout.
Et en plus, ils passent leur temps à préparer à manger quand ils se voient, comme si il n’y avait que le vin et la nourriture dans leurs existences.
Les amis ne valent pas mieux, il les trouve trop contents d’eux. Là encore, il n’y a pas de sujets de discussions. Ils l’écoutent distraitement, lui posent une question puis s’en retournent à leur politique, leurs expositions, leurs films d’intellos… Pablo n’en peut plus de ces soirées trop longues à attendre que tout soit bu et mangé pour espérer rentrer au plus vite à la maison. Bien souvent, il a un violent mal de tête et s’échappe plus rapidement. Mais la plupart du temps, il s’agit bien d’un supplice à subir. Peu à peu, Pierre a dû rentrer plus tard de son travail et du coup, les occasions ont été manquées, les amis découragés …
Pierre s’enfonce dans le canapé et croque un dernier chocolat. Il adore le chocolat et cela tombe bien, une boite toute neuve est justement là, comme par enchantement. Il écoute le deuxième prélude de Rachmaninov et il pense à la discussion avec Pablo. Il va revenir, comme toujours. Quel tempérament ! Il ne l’aime que mieux. Rien de tel qu’une bonne petite discussion de temps à autre.
« Bonjour Henri, ça va ?
- Oui, et toi ?
- Oh, à vrai dire, je t’appelle pour que tu aies la primeur de la nouvelle : Pablo est parti.
- Vraiment ? quand ça ?
- Il y a déjà un bon mois maintenant.
- Mais que s’est-il passé au juste ?
- Rien, enfin pour moi rien mais il en avait marre de moi, tu sais.
- Ah bon, mais pourquoi ?
- Parce que je passe trop de temps en randonnées sans lui, trop de temps sans lui après les randonnées.
- Mais cela ne date pas d’hier.
- Je fais trop de sport aussi. Pourtant, je peux te dire que ça ne m’amuse pas plus que ça de suer plusieurs fois par semaine. Si je pouvais, je préfèrerai faire autre chose, comme lire un bon roman.
- C’est dingue qu’il te reproche de faire trop de sport parce que lui aussi il en fait pas mal je crois.
- Oui, il ne supporte plus grand chose, la famille, les amis, il ne doit pas aller si bien, je suis inquiet pour lui.
- Tu sais où il est allé ?
- Chez sa fille.
- Et tu as eu de ses nouvelles depuis son départ ?
- Un texto, une fois pour me dire qu’il viendra prendre toutes ses affaires quand il aura trouvé un studio.
- Ah quand même. Ecoute, viens nous voir samedi prochain si tu veux, nous serons ravis de t’accueillir.
- Super, d’accord, cela fait un moment que je ne vous ai pas vus, les garçons ont dû bien grandir depuis la dernière fois.
- C’est vrai, ça fait un moment maintenant, alors raison de plus, viens passer le week-end.
- Ok, je pourrai peut-être m’arranger pour prendre le dernier train vendredi soir, je te tiens au courant
- D’accord, on t’attend.»
Pierre sort tous les outils de la remise, les aligne après les avoir étalés sur le sol. Les sécateurs ont besoin d’être aiguisés. Il prend tout son temps pour passer la pierre sur les lames et les range à leur place ensuite, près du vieux seau en zinc, acheté à la brocante. Le râteau est posé contre le mur, à côté de la bêche et de la pioche.
Le téléphone dans sa poche se met à vibrer. Pierre range l’écheveau de raphia sur le clou du mur et décroche.
« Allô, c’est moi Pablo ».
Pierre retient sa respiration. Il attend ce moment depuis plusieurs semaines.
« Oui, ça va ?
- Est-ce que je peux venir ? je suis devant chez nous.
- Oui, j’arrive.
- Je veux bien, j’ai voulu ouvrir la porte mais tu as dû laisser la clef dans la serrure.
- Ah, je croyais que tu avais jeté les clefs depuis le temps.
- Du coup, j’ai sonné mais tu n’as pas ouvert.
- C’est normal, je n’ai rien entendu, je suis dans la remise.
- Ah bon, d’accord.
- Allez, j’arrive, je viens t’ouvrir.
- Ok, je raccroche ».
Pierre respire, referme tranquillement la remise après avoir éteint la lumière. Il traverse le jardin et rentre dans la maison. Il essuie tout d’abord ses chaussures sur le paillasson puis va vers l’entrée. Il allume la lumière et ouvre la porte. Pablo est là, un grand sourire aux lèvres.
« Alors, tu m’as laissé tomber ?
- Comment ça ?
- Ben oui, tu n’as guère pris de mes nouvelles pendant toutes ces semaines …
- Mais toi non plus.
- Enfin, tu aurais pu demander à ma fille où j’en étais tous ces jours.
- Oui mais c’est toi qui est parti, il me semble.
- Oui, c’est moi qui fait toujours le premier pas aussi.
- C’est possible.
- Tu ne peux pas savoir comme c’est dur sans toi, quel enfer j’ai vécu ces derniers temps.
- Eh bien rentre, et tu vas tout me raconter … ».
Pierre est content, il prépare rapidement un déca pour Pablo et se met contre lui sur le canapé. Enfin, tout recommence. Il faut juste qu’il n’oublie pas de prévenir Henri.