Il la regarde, elle ne change pas.
il aurait bien aimé voir des gens ce week-end, cela fait si longtemps … Il ne se souvient plus de la dernière fois. Elle est toujours mince, chic, ses cheveux placés impeccablement. Son maquillage est discret, ses vêtements coûteux, cela lui plait. Il se tourne vers le jardin, la pelouse n’est pas tondue.
« Dis donc, tu n’as pas passé la tondeuse.
- Je n’en avais pas envie.
- C’est vrai, tu n’as envie de rien.
- Non ce n’est pas vrai, j’ai juste fait autre chose.
- Et si moi j’avais passé ma vie à faire autre chose que de travailler ? Hein ?
- Eh bien nous aurions vécu autrement, ne sois pas vulgaire.
- C’est bien toi, de me dire de ne pas être vulgaire.
- Pourquoi ?
- Parce que tu ne sais déjà pas bien parler français, alors la vulgarité, ça te connait.
- T’es vraiment méchant.
- Non, réaliste. D’ailleurs, j’ai corrigé les fautes d’orthographe sur ta liste de courses, ma pauvre fille.
- Bon, je te laisse là parce que j’ai mieux à faire que de t’écouter.
- C’est sûr.
- Je retourne à ma peinture ».
Elle tourne les talons et se dirige vers son petit atelier au fond du jardin, son lieu réservé. Elle ouvre la porte et a le souffle coupé. Des larmes coulent aussitôt sur ses joues, ses jambes tremblent. Elle est suffoquée par un mélange de colère et de stupéfaction. Il a osé.
Il a toujours critiqué ses peintures : trop de rouge, trop de noir, trop de couleur, tout de travers, encore rien à dire, encore de la peinture gâchée, heureusement que tu n’exposes pas, ce serait la honte … Elle a tout entendu depuis toutes ces années. Elle aime l’abstrait, les couleurs, les couleurs la transcendent, elle les associe merveilleusement.
D’ailleurs cela ne l’a pas empêchée d’exposer avec des amies et elle a obtenu un petit succès. Elle aime gagner de l’argent, il lui en faut toujours, cela la rassure et aussi compense toutes ces bêtises qu’elle doit entendre. Cette fois, il a dépassé les bornes, elle est tétanisée. Il a repris son portrait, profitant de la peinture encore fraîche pour « corriger » les traits délicats, formés avec patience.
Elle se précipite dans la maison, il est assis dans le salon, et lève les yeux de son journal.
« Alors, c’est pas mieux comme ça ? ». Elle n’en revient pas, elle a envie d’hurler, elle bafouille.
« Mais oui, je t’avais dit que ça n’allait pas et tu ne faisais rien pour arranger ça, voilà qui est fait maintenant. »
Elle explose de fureur : « Quel salaud tu fais, tu n’en a pas assez de me gâcher la vie ? Il faut que tu gâches ma peinture maintenant ? ».
Il arbore son petit sourire satisfait, si désarmant, celui qu’il avait avec ses patientes mécontentes, sa carapace irréprochable.
« Et voilà, tu t’énerves encore. Tu es incapable de me remercier. Quelle ingrate tu fais. Bon, je vais te laisser, je dois partir maintenant ».
La laisser, c’est toujours pareil. Il la laisse et la reprend. Elle adore être reprise, comme une vieille voiture d’occasion. Il a peut-être envie d’une neuve à présent. C’est ce que sa fille lui a laissé entendre. Elle pourrait être bientôt abandonnée. Enfin, sa fille ne lui a pas dit qu’il avait quelqu’un d’autre, elle lui a seulement répété ce que son père lui a dit. Il veut se séparer d’elle. Cette idée la fait frémir : toutes ces années à le subir pour rien au final. Que deviendrait-elle sans lui ? Il est bien capable de refuser de lui donner quoi que ce soit, il est tellement radin. Où irait-elle ? Comment continuer sans argent ? Elle est déjà trop âgée pour reprendre un poste. Ses enfants pourraient l’aider. Cela fait si longtemps que sa fille lui dit de partir, si longtemps. Elle n’a jamais su le faire. Elle ne connait rien d’autre. Elle était éblouie par ce garçon charmant qui avait traversé toute la France pour demander sa main à ses parents alors qu’ils venaient tout juste de faire connaissance. Elle était éblouie par sa gentillesse, il était très beau, mince comme aujourd’hui, des yeux pleins de tendresse. Son avenir était tout tracé, une belle situation, la promesse d’une vie aisée, sans soucis, une belle position sociale.
Quand ils se sont mariés, elle a été étonnée de sa désinvolture; ce n’était pas pour lui déplaire, c’était plus marrant que gênant. Ils allaient aux soirées étudiantes et buvaient à l’oeil, profitaient de tout, sans se soucier de ce que pouvaient penser les autres.
Les disputes ont commencé tout de suite, elle ne s’en est pas inquiétée pour autant. Les réconciliations étaient si délicieuses. Il savait lui dire ce qu’elle voulait entendre et elle oubliait aussitôt les petites vacheries. Elle était heureuse, elle allait fonder sa famille, avoir une belle maison, acheter tout ce qu’il lui plairait. Elle ne se posait pas de questions. Il était présent dans tous les sens, et surtout au lit, point essentiel.
Mais justement c’est bien terminé de ce côté-là et quand elle repense à aux assauts quotidiens de son mari, elle s’inquiète un peu de ce changement, arrivé sans faire de bruit. Il n’était pas avare de compliments non plus. Et cette petite phrase répétée de sa fille a aggravé son sentiment de délitement complet de leur relation.
Elle s’arrange les cheveux devant le miroir, ses yeux sont cernés. Sa bouche est toujours plus fine, plus dure.
Il est en bas, prêt à partir pour son séjour en montagne; il doit attendre qu’elle descende pour lui dire au revoir. Non, il a claqué la porte d’entrée. Elle est libre. Enfin presque.