Publié le 23 Novembre 2017
Il se précipite dans le taxi. La pluie a commencé à tomber et de toutes façons, il était déjà très en retard. Comme toujours. Le retard est un bon signe. Etre débordé, c’est une vie remplie, sans temps morts.
Il écoute distraitement les informations à la radio pendant la consultation de ses derniers mails. Les trottoirs brillent. Qu’il est bon d’être confortablement assis au sec quand l’eau tambourine sur les vitres. Entendre le bruit des gouttes s’écraser contre les parois lui a toujours donné une sensation apaisante de réconfort.
Ce moment entre chien et loup procure une lumière magique sur la chaussée. Les éclairages de toutes sortes apportent un halo particulier. C’est un décor tout en reflets et en même temps triste.
Il relève la tête un moment pour vérifier que le trajet emprunté est celui qu’il aurait choisi aussi. A cette heure-là, les embouteillages peuvent faire basculer un emploi du temps chargé. Il se demande alors ce qu’Isabelle pouvait bien faire à cet instant. Est-elle déjà rendue à ce dîner ? Quel ennui ces dîners passés à donner son avis sur la dernière exposition de peinture, le dernier film d’untel, la pièce de théâtre donnée à l’Odéon. La photographie est plus simple ; le flou ne le dérange pas. Les errances des photographes l’amusent plus qu’elles ne l’interrogent. Il y a presque de la jubilation à les regarder se mettre en scène, faute d’avoir pu s’extraire d’eux-mêmes.
La circulation est toujours dense, les phares allumés des voitures composent un ensemble mouvant et peu coloré. Il rajuste sa cravate au moment où le taxi se gare devant l’immeuble. En cherchant de l’argent dans sa poche, il s’approche du conducteur et reste figé. Ce visage lui est familier et en même temps, il est incapable d’y mettre un nom. Le temps s’arrête jusqu’à ce que le chauffeur lui rende la monnaie, sans lui avoir jeté un seul regard.
Il se reprend et ouvre rapidement son parapluie. Il sonne à l’interphone après avoir composé un premier code. Une voix familière lui dit que la porte serait ouverte et lui rappelle l’étage. Arrivé à l’appartement, il salue tout le monde. Sa femme n’est pas encore arrivée.
« -Quelle heure peut-il bien être ?
- L’heure de l’apéritif, c’est sûr.
- Nous pouvons commencer car les autres arriveront plus tard. De toutes façons, avec cette circulation …
- Moi je prends toujours le métro, c’est plus sûr.
- Plus sûr comment ?
- Pour maîtriser le temps du trajet.
- J’ai de plus en plus de mal avec le métro. L’odeur est toujours la même. Tous les gens ont le regard vide, je ne m’y fais pas. Remarque, avoir le regarde vide est le meilleur moyen d’être tranquille. Si par malheur tu croises le regard d’un type, celui-ci ne te lâche plus, voire pire, il te suivra à ta descente de rame …
- Et puis il y a ces chanteurs qui te cassent la tête et ceux qui font la manche.
- C’est vrai et en même temps, c’est tellement pratique de prendre le métro. Je ne regarde pas tout ça. J’oublie. Je pense à autre chose.
- Moins je prends le métro, plus je trouve ça pénible. Tous ces gens, je ne sais pas. Après j’y pense encore et souvent, je ne suis pas prête à affronter ça.
- Pourtant c’est ce que tout le monde prend comme moyen de transport. A moins d’être une vedette de cinéma ou un cadre supérieur hautement stratégique.
- Oui, ben moi, le métro me déprime que veux-tu ?
- Qui veux un petit blanc acheté sur place en Bourgogne ?
- Moi je veux bien j’adore.
- Moi aussi finalement. »
L’ennui commence déjà à le submerger alors que la soirée ne fait que commencer. Il observe la décoration de la pièce. Tout est gris, blanc, un peu de noir retient la rétine, rien de choquant. Une belle photo en noir et blanc est accrochée au mur. Les fauteuils sont confortables mais dépourvus de coussins pour s’y blottir. Chaque chose est à sa place, pas de magazine qui traîne, encore moins de petit bazar ou de bibelot improbable. Les tentures sont ajustées aux fenêtres et filtrent la lumière de la ville, ainsi que le bruit. On a la sensation d’être dans une boîte hermétique. Les verres sont disposés sur une étagère en verre. Il y en a de toutes les tailles, classés par ordre de grandeur, les plus petits pour les alcools forts sans doute. Cela évoque un présentoir de magasin. Il est toujours fasciné par les verres rangés sur des étagères, sans fermetures, immaculées et prêtes à toutes les maladresses … Quelqu’un doit s’attarder avec patience à nettoyer tout cela régulièrement.
Aucune plante verte ne peut apporter une couleur à la neutralité de la pièce. D’ailleurs, il ne doit pas y en avoir dans tout l’appartement. La plante verte est une contrainte vivante. Elle peut mourir faute de soin, contrairement à un étalage de verres. Il se souvient que lors de leur dernière venue, sa femme avait apporté une magnifique composition florale de lys. Blancs bien sûr. Leur odeur était encore présente dans son souvenir.
Il vaut mieux apporter des livres. Un livre lui fait toujours plaisir. Mais est-ce le cas des autres ? La lecture est tellement personnelle. Elle fait écho à l’intime. Mais quelle déception de ne jamais connaître en retour les impressions. Le pire est quand il ne peut pas résister à la tentation de demander bien plus tard ce que le lecteur a ressenti. Il regrette aussitôt car il doit se retenir de donner son avis en retour.
Et puis il y a le risque que le livre soit déjà lu. Il y a le livre qui le plonge dans une infinie mélancolie, lui rappelant avec grâce sa jeunesse passée et enfouie, lui expliquant combien la vie est ténue. Rares sont les livres lui ayant procuré de la joie ou encore moins de rire. Il n’y a pas de livres drôles, sauf ceux destinés aux petits enfants. Et pourquoi il n’y aurait pas plus de livres amusants ?
Des livres fascinants, certainement. Les meilleurs sont ceux avec des rebondissements ou des univers lointains et si proches en même temps. Quoique cela dépend aussi de son humeur. Cela lui permet de voyager sans peine, de découvrir les époques et les paysages divers, lointains. Il oublie alors tout, ses obligations, sa famille et même l’endroit où il se trouve au moment précis où il est plongé dans sa lecture. Rien ne peut le distraire, il est tout à son histoire et brûle d’envie de sauter des pages pour connaître le dénouement. Bien évidemment certains ouvrages où l’auteur s’amuse à déjouer des pistes, ne se prêtent pas à cette possibilité. Tout est bon pour lui et il a une telle boulimie de lecture qu’il aurait en train trois ou quatre livres, s’il se laissait aller. En revanche, il ne se restreint guère pour les achats. Sa bibliothèque est remplie de livres pas encore lus. Mais leur présence le rassure. Il ne serait jamais malheureux puisque tous ces livres n’attendaient que lui. Il fallait seulement veiller à ne pas avoir trop de retards pour les ouvrages qui lui avaient été offerts. Lui aussi pouvait avoir à dire ce qu’il pensait à propos d’un roman offert par un ami. Savoir tous ces livres accumulés ne le rendait pas triste, bien au contraire et cela ne l’empêchait pas de continuer à en acheter. Par exemple, il entendait à la radio un écrivain parler de son livre préféré. Il notait alors immédiatement le titre et l’auteur. Les chefs d’œuvre ne manquaient pas non plus et formaient une immense réserve dans laquelle puiser de longs moments de plaisir. Comment peut-on ne pas être désespéré en même temps de ne pas avoir déjà tout lu ? C’était comme la boîte de Pandore, plus il en lisait, plus il avait conscience de tout ce qui lui restait encore à lire. Sans compter les livres qui sortaient et faisaient l’objet d’articles dans les journaux. Son appétit était aiguisé par tous ces articles terminant par un « vous avez de la chance de ne pas l’avoir encore lu ». Et puis le plaisir le plus grand sans doute pour lui était de passer des heures dans la librairie. Il cherche fébrilement le nom de l’auteur pour trouver l’ouvrage convoité. Se rendre à une table où les livres sont disposés ; ouvrir l’un d’entre eux, au hasard, en plein milieu et commencer la lecture, voir ce qui le happe. Est-ce que l’écriture est fluide ? Compliquée ? Intrigante ? Ciselée ? Irritante ? Pourquoi avait-il du mal avec les petites phrases courtes ? Il n’en savait rien mais cela lui semblait automatique dans la littérature actuelle. Il était attiré par les auteurs américains, les irlandais, la puissance de deux trois lignes pour transmettre des impressions. Cela lui faisait beaucoup d’effet. Après avoir été séduit par quelques phrases lues au milieu du livre, il commençait les premières phrases, pour valider son choix, en somme. Pour finir, il parcourait très brièvement ce qui était indiqué sur l’auteur en s’interdisant de lire le résumé inévitable à l’arrière de la couverture. Qui pourrait avoir envie d’un résumé ? Parfois il le lisait après avoir terminé et était amusé de celui-ci, ou agacé si cela ne correspondait pas à ce qu’il avait ressenti comme faits essentiels de l’histoire. Après avoir feuilleté de nombreux livres, l’envie était là. Alors commençait la sélection proprement dite. Bien souvent, il privilégiait de nouveaux auteurs. Les auteurs chéris sont là pour les moments de disette, où le livre fait plus que divertir, il comble la vie et permet pendant le moment de lecture de s’en extraire pour un plaisir garanti. Les auteurs favoris remplissent à merveille cette mission.
Pour finir, aucune trace de livre dans cette pièce. Espérons qu’une bibliothèque ait trouvé une place dans cet appartement, au pire dans les toilettes; au mieux dans l’intimité de la chambre à coucher. D’ailleurs, à quoi pouvait bien ressembler leur chambre à coucher ?
« - A quoi penses-tu ?
- Oh à rien, enfin il m’est arrivé une chose bizarre en venant. Je crois bien que je connaissais mon chauffeur de taxi.
- Ah bon, comment ça ? Tu avais déjà pris le même taxi aujourd’hui ?
- Eh bien il m’a semblé reconnaître un garçon croisé pendant mes études.
- Il aurait fait les mêmes études que toi ?
- Oui, c’est drôle, tu ne trouves pas ?
- Cela demande un peu d’explication, comment cela se fait-il qu’il soit devenu chauffeur de taxi ?
- Ecoute, justement je n’avais pas envie de le savoir et comme il ne m’a pas jeté un regard, il ne m’aura pas reconnu.
- Alors tu n’avais pas envie de savoir ?
- En fait non et puis à quoi ça sert une fois que tu l’as reconnu ? Tu lui dit « Alors tu es chauffeur de taxi ? » et il te dit oui et puis au revoir.
- C’est sûr que cela ne sert à rien, sauf peut-être à satisfaire ta curiosité … Pourquoi est-il chauffeur de taxi ? il a peut-être été cadre dirigeant, plein de responsabilités, des réunions à n’en plus finir, des soirées et des week-end ponctués de mails urgents, des collaborateurs ambitieux et sans états d’âme … tu vois ce que je veux dire.
- Bien sûr, mais à quoi cela sert-il de le savoir ?
- Oh à rien, tu as raison. C’est comme de savoir ce que ressentent les gens dans le métro. Ce à quoi ils pensent. Pourtant je ne peux pas m’empêcher d’avoir envie de le savoir, j’extrapole sur leurs habits, leur attitude lasse ou triomphante, inquiète ou détendue. Va savoir les vies qui se cachent derrière ces silhouettes. Et puis je suis toujours perplexe face à cette diversité infinie.»
Enfin arrivent les derniers invités, chargés de bouquets de fleurs, apportant la touche de couleur qui manque à ce séjour terne.
Sa femme est là. Elle rit aux éclats.
« - Et si nous passions à table maintenant ? ». Tout le monde se dirige à pas lents vers la salle à manger – cuisine, où de délicieuses odeurs l’assaillent. Personne n’est bien pressé de s’asseoir.
L’entrée est présentée dans chaque assiette avec profusion d’ingrédients divers. Il a gardé de son éducation bourgeoise l’interdiction de laisser de la nourriture dans son assiette. C’était impossible de ne pas finir, offense à la toute sacrée nourriture, offense à la maîtresse de maison qui s’était démenée pour ce chef d’œuvre culinaire. Mais était-ce bien raisonnable de débuter le festin l’estomac rempli ? Il savait se forcer à avaler les aliments, question de principe.
« Alors que deviens-tu ? Cela fait un bon moment que nous ne nous sommes vus …
- Oui, en effet, cela fait un bout de temps … »
Que dire ? Que les plaisirs s’émoussent ? Que c’est comme ça, il n’y a rien à dire, je suis déjà fatigué et que je n’ai plus la force de chercher un truc marrant ou intéressant à dire …. Que le tour de la question est fini depuis longtemps ? Il s’en veut un peu d’être devenu ainsi, alors il cherche rapidement une idée pour éviter de penser à tout ce temps passé.
« Es-tu allé voir cette expo au Grand Palais ?
- Ah oui, bien sûr.
- Heureusement que j’avais les écouteurs sinon je n’aurais rien compris à ces installations. Tu vois, moi, je ne sais plus profiter des expos sans ces audio guides. Tu ne perds pas de temps comme ça. Ça va plus vite. Et puis tu ne te sens pas constamment gêné par la présence de toute la foule autour de toi.
- Oui, mais comment as-tu trouvé les œuvres ?
- A vrai dire, je ne sais pas, je n’y ai pas pensé … et toi ?
- J’avais préféré cette rétrospective de Barcelone.»
Il se concentre sur le repas, les visages. Tout est embrumé à présent. Il ne peut s’empêcher de penser à la journée du lendemain, aux réunions, aux décisions … Toute cette frénésie.
Enfin ils s’excusent de partir si tôt. Ils ont passé une délicieuse soirée, vraiment, et quel dessert ! Sa femme est fatiguée en ce moment, il faut bien prendre soin d’elle … Merci encore ; au revoir, oui, on se revoit très bientôt.
Il n’en peut plus. « Qu’est-ce qui t’a pris de dire que je suis extenuée ? De quoi ? Tu ne peux pas dire les choses ? Que c’est toi qui en a marre ? ».
Il se tait, concentré sur la rue vide. Il marche sous la pluie, serré contre elle pour partager le parapluie.
En cherchant à éviter les flaques, il réalise soudain qu’il n’avait pas parlé à Eric. Pourtant, il le connaissait depuis bien longtemps. De le voir depuis toujours l’autorisait à se dire que rien ne change. Depuis combien de temps n’avaient-ils pas eu de vraie conversation ? C’est curieux car au fond, il n’a jamais envie de lui raconter des choses, rien en particulier. Comme si avoir besoin de parler était un aveu. Non, il préfère l’écouter, quel qu’en soit le sujet. Cela ne veut pas dire qu’ils sont toujours d’accord. Il a cette affection pour Eric qui excuse tous les débordements. C’est comme ça. Et les débordements ne manquaient pas, surtout en fin de soirée. La durée de leur amitié surpassait tous les arguments. La question d’être ami avec Eric ne se posait plus. C’est comme si Eric n’avait pas de vie, d’envies. Gaspard n’attendait rien, satisfait de retrouver cette présence immuable, sans histoires.