La lectrice, une nouvelle d'Hélène Daumas Peyceré

Publié le 26 Janvier 2017

« Je dois dire que je ne sais pas comment il est possible d’avoir envie de lire ce genre de livres; vraiment, cela me dépasse.

- Ah vraiment ? Pourtant il a été ministre, il ne doit pas mal écrire déjà.

- Oui mais tout le monde sait ses penchants douteux.

- Vous voulez parler de son homosexualité ?

- Oui, c’est bien connu.

- Et alors ?

- Alors il va nous raconter tous ses vices, ses travers et pourquoi pas, avec des mineurs. Il y a une époque pas si lointaine où tout ceci était puni par la loi.

- Pour les mineurs, c’est toujours d’actualité. Mais il est aussi d’actualité que nous avons parmi nos proches des homosexuels ».

 

   Elle se met à rougir, comme si elle s’échauffait, alors que le ton de sa voix ne s’est pas élevé.

 

« Moi je reste d’avis que tous ces gens devraient se faire soigner pour cela dans des hôpitaux psychiatriques ».

 

  Le silence est total, le souffle coupé, chacune attend la prochaine phrase, est-il nécessaire d’en rajouter ?

  Elle regarde autour d’elle et l’ennui la submerge. Le décor est triste : les gravures au mur représentant des endroits inconnus, les tapis sans éclat, les lourdes tentures aux fenêtres. Elle observe encore ce petit groupe de femmes.

 Le babillage reprend doucement, comme dans un rêve. Il ne s’est rien passé au fond. La contradiction est sans importance. D’ailleurs pourquoi est-elle venue ? Elle ne saurait le dire, elle ne sait plus. Elle ne les connait pas. Est-elle venue pour faire des rencontres ? Certes, il est toujours agréable de découvrir de nouvelles personnes mais elle ne se sentait pas seule à ce point. Et pour finir, elle déteste prêter ses livres.

 

  Elle a encore le souvenir cuisant d’avoir dû réclamer un énorme sac de livres prêtés à une femme quasi inconnue. Parmi ces livres, il y avait celui offert par son père, auquel elle tenait tant, aussi bien pour l’histoire que pour le symbole. Il y avait très peu de livres chez ses parents et si il y avait un cadeau à venir, elle demandait un livre. Il y avait si peu de livres qu’elle lisait même les extraits dans des éditions réduites d’après guerre, usitées alors pour le lycée par ses parents. Elle avait une telle faim de lecture qu’une encyclopédie aurait pu faire l’affaire, pourvu qu’elle lise ! Et cette fois-là, son père avait cédé , il lui avait acheté dans une belle édition le livre demandé, livre découvert à la télévision après une chronique mémorable de Laure Adler. Elle réalisait alors que cette frustration d’alors se traduirait plus tard par une tendance à stocker un nombre incroyable de livres « au cas où ». C’est une garantie de bonheur. Jamais elle ne pourrait être à court de lectures. Depuis cette époque, elle a un réseau d’amis aussi passionnés qu’elle, qui lui prêtent des ouvrages. Internet offre aussi la possibilité de lire tous les classiques dont elle raffole. Et pour finir, elle parcourt les rayons de la bibliothèque et prend n’importe quel livre sans se demander si le choix est judicieux ou non. Maintenant, la difficulté est de décider parmi tous ces livres lequel sera lu d’abord …

   Le plaisir de lire est étonnant, elle ne sait pas à quoi cela tient. En effet, celui-ci peut traiter des sujets les plus douloureux, sans jamais ennuyer le lecteur.

 

« Qui veut du café ? »

   Elle se réveille, le bruit de fond vient à ses oreilles. Il n’y a pas eu d’incident, sauf pour elle. Enfin, est-ce que cela peut être un incident en réalité ? La règle n’est pas dite. Elle est convenue, il y a un échange de vues sur les lectures mais jamais de contradictions frontales. En réalité, est-ce si grave au fond ? Quel est l’espoir de faire changer d’avis  quelqu’un sur un sujet qui ne l’affecte pas ? Tout de même, les gens ont souvent des avis bien arrêtés sur des sujets qui ne les concernent pas. Elle n’est pas plus regardée que tout à l’heure, lorsqu’elle est arrivée pour assister à cette réunion de groupe de lecture.

   Ces femmes ne sont pas venues pour juger ni créer des tensions, elles ont passé l’âge et c’est un privilège auquel elles tiennent particulièrement : retrouver d’autres femmes sans risquer le moindre écart. Etre tranquille dans son monde aseptisé, où tout est réglé d’avance, chaque question ayant la bonne réponse. Elles ont sans doute eu leur lot de problèmes, elles aspirent désormais à une paix méritée.

 

« Euh … non, merci, pas pour moi »

 

   Pas pour moi cette démission de la pensée. Cela a commencé très tôt et toute petite déjà, on l’engageait à se taire, arrêter de poser sans cesse des questions, à tout propos, à n’importe qui, sur n’importe quoi. « Je ne suis pas un dictionnaire » était la réponse favorite de sa mère. Celle-ci n’avait eu d’autre choix que de ne jamais penser, cela avait été prévu par son éducation. Son propre père jugeait tous les soirs de ce qui était bien ou mal, à l’aune de ce qui s’était passé pendant la journée. La religion avait fait le reste.

 

« Un petit macaron alors ? 

- Oui, allez, je veux bien un de ces délicieux macarons, merci Dominique ».

   Qu’il est doux de croquer dans un macaron et de découvrir ensuite la ganache ou le parfum de fruit choisit pour garnir la coque légère et sucrée du gâteau.

  Voilà, c’était bien agréable après tout de boire du café, manger des gâteaux, parler de ses lectures … un moment un peu privilégié, sans compte à rendre, sans objectif, juste pour se conforter de la douceur de la vie.

 

   Immédiatement, lui revient en mémoire cette époque oubliée, celle de ces nombreuses soirées où elle réinventait sa vie à chaque nouvel interlocuteur. Qu’il était amusant de créer des histoires familiales, des situations compliquées, des malheurs bien souvent, cela retenait plus surement l’attention. Elle n’avait pas honte de tous ces petits mensonges distillés avec plus ou moins de conviction, un jeu pour trahir le banal et une rébellion contre l’interdiction de mentir.

Oubliée aussi son allure, ses cheveux coupés courts parfois rasés en partie, les habits négligés. Elle aimait rebondir dans les discussions, critiquer sans fin une idée, puis partir dans une autre direction. Epuiser tous les sujets était sa prédilection, sans idéologie particulière, la seule valable étant de démontrer, trouver les arguments puis démontrer l’inverse à une autre occasion. Peu importe que les autres soient déstabilisés, cela lui était égal. Maintenant plus question de jouer.

 

« Et toi France, qu’as-tu à nous présenter aujourd’hui ?»

   Elle sortit des livres de son sac. Elle avait apporté un livre sur la foi, lu dans un autre de ses groupes de lecture. Puis un autre sur les « professeurs de désespoir » de Nancy Huston. Elle parlait vite, comme si le temps était limité. En réalité son engouement était tel qu’elle enchainait les arguments à toute vitesse. Peut-être avait-elle été empêchée à d’autres reprises de convaincre son auditoire. Elle finit par avouer dans un souffle qu’elle n’avait pas apporté toutes ses lectures. Mais elle avait sélectionné pour nous les meilleurs livres lus depuis la dernière réunion. Elle décidait alors qu’elle serait son amie.

 

Rédigé par Hélène Daumas Objectif Livre

Publié dans #Eclat de voix

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J
Tiens, en relisant cette nouvelle, je viens de comprendre qui est le ministre évoqué au premier paragraphe. Mais si je la relis, c'est avant tout parce que j'adore les trois dernières phrases et la manière dont on y arrive. J'adore, et je la relirai encore ! <br /> Merci Hélène, et merci aussi France !
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H
Merci pour ce commentaire très encourageant